Le Lucernois Cyrill Schläpfer livre une symphonie à base de sons de bateaux en hommage au lac des Quatre-Cantons.

 

Thierry Sartoretti, Samedi 19 juillet 2008

 

Cyrill Schläpfer. «Die Waldstätte». True Tone-CSR Records, http://www.csr-records.ch. Disponible en coffret de 4 CD et 3 DVD. Chaque CD est aussi proposé séparément.

 

Un âpre roc, un fjord sombre auquel s'accroche une brume de fin du monde. La falaise, 434 mètres de hauteur, plonge dans une eau glacée où elle poursuit sa chute 214 mètres plus bas, en profondeur, dans un chaos aquatique de rochers provoqué par les éboulements de la montagne. On songe à la peinture de Böcklin ou à Gilliatt, travailleur de la mer hugolien accostant la désolation des Douvres. Prise du bastingage d'un vieux vapeur, la photographie est saisissante. Qui pourrait imaginer qu'au sommet de ce mur se promènent en toute quiétude les couples d'amoureux venus trouver au Grand Hôtel Bürgenstock confort, paysage alpin et vue insaisissable sur le lac des Quatre-Cantons.

 

«J'aime cette eau. Elle possède quelque chose de minéral, de spirituel», déclare Cyrill Schläpfer dans son dialecte rocailleux de Suisse centrale. Cyrill Schläpfer, je l'avais rencontré au bord de son lac. Ou plutôt dans son lac pour une longue heure de conversation natatoire à évoquer Ur-Musig, un film, son premier, monument de beauté brute élevé à la gloire des musiques archaïques des alpages. C'était il y a quinze ans, l'œuvre avait fait sensation en Suisse et causé un regain d'intérêt pour le folkore d'ici. Entre deux brasses, le Lucernois songeait déjà à descendre un jour de sa montagne pour s'immerger dans ce liquide tonique avec appareil photo, caméra et micros.

 

Une immersion extraordinaire, qui a duré dix ans, englouti ses économies et livré aujourd'hui une sorte de Leviathan audiovisuel, quatre CD, trois DVD, Die Waldstätte, le tout dédié à Moby Dick sans que son auteur ait encore pleinement saisi l'ampleur des liens sous-marins qui l'unissent au roman cétacé de Melville.

 

«J'ai grandi autour de ce lac et j'ai d'abord songé à lui rendre un hommage sous la forme d'un documentaire sonore. J'aime entendre le son des bateaux à vapeur en particulier lorsqu'ils sont loin de la rive. Pour moi, il est aussi familier que le chant des oiseaux ou le vent dans les arbres et je me désespère du fait que la pollution sonore de notre société actuelle m'empêche de l'entendre.» L'ultime jour de la saison touristique, les bateaux à vapeur - ils sont sept - improvisent une sorte de concert au milieu du lac. «J'ai voulu conserver cet instant, lui ajouter des sons enregistrés sur les berges, esquisser un paysage sonore. J'ai enclenché l'enregistreur, mais le temps était trop mauvais! Je suis revenu l'année suivante...» Et celle d'après, et ainsi de suite. Plongé dans son sujet, Cyrill Schläpfer y passe des semaines, posté par tous les temps sur les coursives du Schiller, du Reuss ou du Gallia, curieux compagnon de traversée des capitaines. Et à chaque retour à quai, il se terre dans son studio d'enregistrement, lancé dans une quête sans limites du son parfait.

 

Le document sonore prévu s'est mué en une fantastique Dampfschiffsymphonie pour sirène, aubes, pistons, mouettes, vent, passerelles et tout ce qui a pu croiser ses micros. Du bout des lèvres, le compositeur parle de musique concrète, basée sur des sons naturels: «La musique contemporaine m'est étrangère. Je ne suis qu'un amateur qui tâtonne. La Dampfschiffsymphonie ne comprend pas le moindre instrument de musique ou le moindre effet technique si ce n'est le ralentissement des sons et leur montage.» Dans la presse alémanique, certains évoquent Wagner (à cause de sa présence à Lucerne?) voire le chant des baleines, mais la symphonie du Lucernois, 70 minutes largo cantabile, évoque aussi la quête spirituelle du compositeur Pierre Henry, en particulier son Livre des morts tibétains. Atmosphères de fond de cale, impressions de sous-mariniers dans l'antichambre de Poséidon... sa composition emmène les paisibles vapeurs du lac des Quatre-Cantons sur des territoires aquatiques imaginaires bien plus fascinants qu'un saut de puce Küssnacht-Weggis. En fait d'hommage, la symphonie s'avère une transfiguration. Ce grand œuvre n'était qu'un prélude. «Je l'ai jouée à des amis... qui m'ont suggéré des images.» La symphonie est devenue musique de film, ou plutôt d'un assemblage de photographies patiemment filmées, long-métrage projeté au dernier Festival de Soleure.

 

L'œuvre musicale possède pourtant largement assez de force pour se passer d'images. Dans son sillage, Cyrill Schläpfer a également bouclé son projet initial de document sonore, lui aussi accompagné d'un documentaire filmé. Pensant que son matériel brut pourrait intéresser les fanatiques de la vapeur, il a brossé sur un CD les portraits acoustiques de ses navires familiers et sur un autre CD un lexique des 99 sons recueillis à bord des vénérables esquifs. Epuisé, en voyage à Buenos Aires, Cyrill Schläpfer sait qu'il est allé trop loin, tournant inlassablement dans les brumes de son projet tel un Achab à la poursuite de sa baleine. Il recommencera néanmoins. Dans ses bagages, il emporte son accordéon schwyzois, un projet de dictionnaire géant de la percussion cubaine et quelques fabuleux mirages sud-américains.

 

A voir dans les parages

Thierry Sartoretti


Richard Wagner. Avant de créer son temple de Bayreuth, le maître du Ring a vécu six ans à Lucerne en compagnie de Cosima. Sa maison est devenue un musée dédié à son œuvre et abritant une collection d'instruments de musique. Richard Wagner Weg 27 (tél. 041 30 23 70), http://www.richard-wagner-m.... Depuis la gare, en bus (6, 7 ou 8, arrêt Warteg) ou en bateau (arrêt Tribschen).

 

Bürgenstock. Les amoureux logent en hôtel à son sommet (http://www.buergenstock-hot...); les visiteurs de passage peuvent le rallier en bateau puis en ascenseur. Lever ou coucher de soleil magnifique, mais sans correspondance avec les transports en commun. En bateau depuis le Bahnofquai, 45 minutes plus tard, descendre à Kehrsiten Bürgenstock (http://www.lakelucerne.ch).

 

Le Seebad. Une merveille lacustre en bois en plein centre-ville, construite au XIXe et miraculeusement épargnée par les hygiénistes du siècle suivant. Nationalquai (tél. 041 410 18 12), http://www.seebad-luzern.ch.

 

Seelisberg. Un train méconnu qui vous envoie droit sur la montagne. On y a une vue époustouflante sur le lac et on s'y balade sans croiser trop de touristes. Prendre le bateau depuis Lucerne et descendre à Treib (http://www.seelisberg.com).

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