HEIMAT

De Isabelle Guisan pour  Le Nouveau Quotidien, 7 septembre 1993

La Suisse alémanique se découvre de plus en plus mélancolique

Cinéma, musique: une veine „Heimat“ raffinée plaît pêle-mêle en Suisse allemande aux bergers, aux jeunes et aux intellectuels.

Les Zurichois Cyrill Schläpfer et Martin Schaub se sont rencontrés par hasard dans plusieurs fêtes appenzelloises ces dernières années: le jeune musicien comme le journaliste culturel chevronné tournaient tous deux des films autour de la culture alpestre. Mais souvent les réjouissances étaient trop commerciales, trop folkloriques pour la mélancolie de leur propos. „Ur-Musig“ du jeune Cyrill Schläpfer comme „L‘île“ de son ainé Martin Schaub nous disent beaucoup sur la Suisse allemande actuelle: deux poèmes sur la montagne, deux élégies dédiées par des citadins cultivés à un monde en voie de disparition.

Des jeunes entre 10 et 30 ans me disent qu‘ils ont envie de jodler

„Ur-Musig“ vivait sa première in situ fin août à Lucerne, sur un écran en plein air. En guise d‘apéritif, des „Aelplermagronen“ (macaronis au fromage) et un trio emmené par le patriarche du blues alémanique, le célèbre accordéoniste Rees Gwerder. L‘ événement était dans le ton. Paysans et bergers, les protagonistes du film côtoyaient là les artistes d‘avant garde Fischli & Weiss ainsi que la responsable des questions féminines de Zurich parmi des milliers de spectateurs. „Ce mélange me sorrespond, j‘aime les gens de la campagne“, a constaté avec bonheur Cyrill Schläpfer, Appenzellois d‘origine. Du jodel est monté doucement de poitrines concentrées avant que le film n‘émerge enfin sur l‘écran, rompant avec les plus secouées de disco et saluées par des huées.

„Ur-Musig“. Le titre est puissant en allemand, intraduisible en français. Le film recense sur fond de paysages et sans aucun commentaire les sous „fondamentaux“ en voie de disparitions dans les Alpes de Suisse centrale. L‘exigence technique dans la prise du son est extrême. Cyrill Schläpfer, 33 ans, s‘est formé à Boston, à la célèbre Berkley School of Music. Et il a crée un film différent, sans histoire, dialogues ni sous-titres, qui n‘a rien du documentaire, qui n‘est pas une fiction. Cent dix minutes méditatives pour exprimer la vie de la montagne à travers ses sons. Tout est là, précieusement archivé pendant quatre ans. Le marteau qui redresse une barrière, la scie qui fond les bûches, la faux qui aiguise. Cloches, rires et murmures des hommes. Parfois une bribe de dialogue, mais seulement pour sentir le rythme, la rondeur de la langue. Cris lancés aux bêtes, brouhaha des fêtes enfumées. Certains de ces sons sont presque morts, il les sauve.

„Heimatfilm“? „Si vous voulez. La patrie est importante pour moi qui ai vécu à l’étranger“, répond Cyrill Schläpfer. „Et les gens de la montagne défendent des idées modernes: prenez le rapport à la nature ou le refus de la consommation à outrance. Moi, je ne peux plus regarder la TV ni choisir de la musique. Il y a trop! Je me sens perdu. Eux se concentrent sur l‘essentiel et font confiance aux forces qui les dépassent.“

Les paysans ont aimé le film. Cyrill Schläpfer a respecté leurs lieux, leurs habitudes. Les jeunes de la ville aussi:  „On s‘intéresse beaucoup plus à cette musique qu‘il  y a quatre ans quand j‘ai commencé à faire des disques. Des jeunes entre 10 et 30 ans me disent qu‘ils ont envie de jodler. Mais je ne voudrais pas que ce soit un effet de mode à la Michel Jordi.“

Cyrill Schläpfer a su s‘entourer d‘excellents techniciens. Comme par hasard dans la génération des soixante-hiutards en quête de racines. Pio Corradi notamment, le cameraman de „L‘âme soeur“ de Fredy Murer, et Jürg Hassler, le monteur de „Krawall“, le film-témoin du mouvement de la jeunesse zurichoise en 1970. Déjà , „Ur-Musig“ est demandé dans plusieurs festivals en Allemagne, aux Diablerets, la TV romande s‘y intéresse. Mais Cyrill Schläpfer, obstiné, pense d‘abord à améliorer encore ce qui lui tient le plus à coeur dans sa „symphonie“ alpestre, le son.

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