Cyrill Schläpfer: „Quand un paysan chante, je suis bouleversé"
Propos recueillis par Thierry Sartoretti pour 'l'Hebdo' 28. Juillet 1994Une interview qui tombe à l'eau: aux anciens bains de Lucerne, îlot boisé d'un autre âge, amarrés aux quais, face aux Palace. Trentre-quatre ans, Cyrill Schläpfer est né sur les bords du lac des Quatre-Cantons. Le réalisateur de UR-Musig regrette le temps où Lucerne possédait une âme. Derrière ses lunettes, il scrute l'horizon brouillé: Rigi, Pilate ou Bürgenstock, quelle montagne décrochera en premier l'orage?
- Cyrill Schläpfer, vous êtes musicien, producteur de disques. Un simple enregistrement ne suffisait-il pas pour présenter la UR-Musig, le folklore des origines?
- (Silence méditatif) J'aime cette musique. Je l'ai apprise, je l'ai aussi enregistrée mais j'ai remarqué que je n'écoute guère ces disques chez moi. Je préfère rendre visite à un musicien, l'écouter jouer en solitaire ou pour sa seule famille. Je suis sans arrêt sur la montagne et lors de mes excursions, il m'arrive de tomber sur un paysan chantant dans son écurie. J'en suis ému, bouleversé. Mais je n'arrive pas à exprimer ces situations avec des mots, expliquer pourquoi j'aime cette musique. Il a fallu que je montre le cadre et les circonstances. D'où la nécessité d'un film.
- Cet amour du folklore, est-il venu sur le tard?
- Oh non! J'ai suivi ma scolarité dans une école lucernoise de l'ancienne génération: tous les âges mélangés, un drapeau sur le mur et la classe qui entonne des chants traditionnels. Enfant, j'ai joué du tambour dans les cliques de carnaval, des fanfares, avant d'être batteur dans un groupe de reggae (X-Legs), d'apprendre le Hackbrett chez Walter Alder en Appenzell - mon canton d'origine - et de m'occuper du catalogue folklorique d'une grande maison de disques. Dans les années 80, je suis parti aux USA suivre les cours de l'école de jazz de Boston. En rentrant, j'ai réalisé que l'âge des batteurs avait vécu, anéanti par les machines. J'ai eu une crise envers le rock et tout le cirque qui va autour. Je suis alors allé chez Rees Gwerder (ndlr: figure centrale de UR-Musig) à Arth, dans le canton de Schwyz.
Quel choc! Je voulais apprendre l'accordéon et c'est tout juste s'il m'a adressé la parole. Il s'est contenté de jouer. A moi de le suivre. Au bout d'une demi-heure, il m'a enfin dit „T'as l'oreille musicale? Parce que si c'est pas le cas, inutile de rester ici!“. Des semaines plus tard, je n'ai eu droit qu'à une seule remarque: „C'est la dernière fois que je te dis de poser ton accordéon sur la jambe gauche!“
- Est-ce que filmer les rudes montagnards du Muotathal a posé des problèmes?
- Depuis mon enfance, je sillonne à pied la Suisse centrale et l'Appenzell. Je connaissais déjà les lieux et la plupart des gens que je voulais filmer. Je suis allé seul vers ces gens, dont Rees Gwerder, leur expliquer mon projet. Ils m'ont accepté.
- UR-Musig tient plus de la balade filmée que du documentaire.
- C'est le but même du film: un voyage musical. Je ne voulais pas le moindre commentaire ou voix off sur la bande. Uniquement des mélodies, des bruits, des images. La seule exception étant un poème récité spontanément part un berger schwytzois. J'ai eu beaucoup de peine à obtenir de l'argent pour mon film et même à trouver un cameraman qui veuille bien tourner dans un café traditionnel uranais. On m'a traité de fou, déclaré que je n'avais pas le droit de montrer ces montagnards sans un regard critique, sans distance ou dramaturgie. A Zurich, les gens ont d'abord froncé les sourcils: „Ce thème de la Heimat, des racines, c'est réactionnaire!“ Les gens de la TV alémanique ont vu des extraits de UR-Musig lors du montage et m'ont demandé „c'est quoi ce truc?“
- Votre film est passé en primeur au dernier Festival de Locarno, quelles furent les réactions?
- Partagées. Certains ont déclaré que c'était un show de diapositives, le degré zéro de la réalisation cinématographique. D'autres ont compris mon projet, le fait que UR-Musig n'est pas un film kitsch ou touristique, mais un document mélancolique, mystique parfois. Ma vision des Alpes lorsque j'y suis par mauvais temps.
- UR-Musig nous montre-t-il une culture en voie de disparition?
- Pour les habitants des vallées, il s'agit moins de culture que de vie quotidienne. La musique y rythme le travail, les fêtes, les saisons. Hélas, j'ai le sentiment que tout cela disparaît lentement. Il y a sans doute de la nostalgie dans mon film. Mais UR-Musig n'est cependant pas une pierre tombale avec l'inscription „Ci-gît un monde disparu“.